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Dans l’autre sens
Nous arrivâmes à Hest Bank à la marée haute et dûmes attendre plusieurs heures que la voie soit praticable. La traversée se fit enfin, sous la conduite du guide, en compagnie d’une douzaine d’autres voyageurs et de deux véhicules, dans des conditions de relative sécurité.
Nous atteignîmes la grotte de l’ermite au crépuscule. Judd Atkins était assis en tailleur devant le feu, les yeux clos. C’était à peine s’il semblait respirer. Mon maître entra le premier et s’avança presque sur la pointe des pieds. Se plaçant face au vieil homme, de l’autre côté du foyer, il dit poliment :
— Désolé de vous déranger, monsieur Atkins, mais vous êtes en relation avec Bill Arkwright, et je sais qu’il vous a rendu visite récemment. Je suis John Gregory ; Bill a été mon apprenti. Il a disparu, et j’ai besoin de vous pour le retrouver. Il a été capturé par une sorcière d’eau, cependant tout porte à croire qu’il est encore en vie.
L’ermite n’eut aucune réaction. Était-il endormi ou plongé dans une sorte de transe ?
Mon maître tira de sa poche une pièce d’argent qu’il lui tendit :
— Vous serez payé, bien sûr. Cette somme sera-t-elle suffisante ?
Le vieux ouvrit les yeux. Son regard alerte passa rapidement sur chacun de nous avant de se fixer sur son interlocuteur :
— Garde ton argent, John Gregory. Je n’en ai pas besoin. La prochaine fois que tu traverseras la baie, donne-le au guide. Il ira aux familles des malheureux qui se sont noyés.
— Soit. Mais nous aiderez-vous ?
— Autant que faire se peut. À cette distance, je ne saurais dire si Bill est vivant. Cependant, je le trouverai. Avez-vous une carte ? Et quelque chose qui lui ait appartenu ?
Mon maître tira une carte de son sac et la déplia sur le sol. Elle était plus ancienne que celle de Bill Arkwright, et presque en lambeaux.
L’ermite m’adressa un clin d’œil :
— Eh bien, Thomas, qu’il soit mort ou vif, un homme est toujours plus facile à repérer qu’une sorcière !
L’Épouvanteur sortit alors de sa poche un anneau d’or :
— Cette alliance appartenait à la mère de Bill. Elle l’a retirée de son doigt avant de se jeter à l’eau et l’a laissée à son fils avec une lettre lui disant combien elle l’aimait. C’est son bien le plus précieux, mais il ne la porte que deux fois par an, aux jours anniversaires de la naissance et de la mort de sa mère.
C’était l’anneau d’or que j’avais vu posé sur le cercueil de la femme.
— Ça fera l’affaire, déclara Judd Atkins en se levant.
Il attacha l’anneau à une ficelle et le promena au-dessus de la carte, lentement, d’un côté à l’autre, en remontant peu à peu vers le nord.
Nous le regardions opérer en silence pour ne pas troubler son intense concentration. Cela dura longtemps. Enfin, quand il atteignit la latitude des lacs, sa main tressaillit. Il repassa au même endroit. Sa main réagit de nouveau. Le point se situait à cinq bons miles du lac de Coniston, quelque part au milieu du Grand Etang.
— Il est là, sur cette île, dit l’ermite.
L’Épouvanteur se pencha :
— Belle Île, lut-il. Je n’y suis jamais allé. Que savez-vous de cet endroit ?
— Un meurtre a été commis dans le coin, il y a quelques années, pour une histoire de femme. Le corps de la victime, lesté de pierres, avait été jeté dans le lac, et je l’ai localisé par radiesthésie. Quant à l’île, elle a mauvaise réputation.
— Elle est hantée ?
— Pas à ma connaissance, mais les gens préfèrent s’en tenir éloignés, et personne ne s’y risquerait après la tombée de la nuit. Elle est couverte d’un bois épais, au centre duquel est cachée une folie.
— Une folie ? m’étonnai-je. Qu’est-ce que c’est ?
— Une construction ornementale, sans usage précis, qui ressemble parfois à un petit château, m’expliqua l’Épouvanteur. Les folies ne sont pas conçues pour être habitées, d’où leur nom. Elles sont généralement l’œuvre d’un original possédant plus d’argent que de bon sens.
— Eh bien, c’est là que vous trouverez Bill Arkwright, affirma l’ermite. Dans quel état, ça, je ne saurais le dire.
— Comment s’y rend-on ? demanda mon maître en repliant sa carte.
L’ermite secoua la tête :
— Difficilement. Il y a bien des passeurs qui transportent les gens d’une rive à l’autre, mais peu d’entre eux accepteront d’accoster l’île.
— Ça vaut le coup d’essayer. Merci pour votre aide, monsieur Atkins. Je donnerai quelque chose au guide de la baie de votre part.
— Heureux de vous avoir été utile. Si vous désirez passer la nuit ici, vous êtes les bienvenus. En guise de repas, je ne peux que vous proposer de partager mon brouet.
L’Épouvanteur et moi devions jeûner ; nous déclinâmes la deuxième offre. À ma grande surprise, Alice fit de même. Elle avait habituellement un solide appétit. Je me gardai cependant d’en faire la remarque, et nous nous installâmes près du feu, reconnaissants de pouvoir passer la nuit au chaud.
Je m’éveillai vers quatre heures du matin et vis qu’Alice me fixait à la lueur des braises. J’entendais le souffle régulier de l’Épouvanteur. L’ermite était toujours dans la même position, les yeux fermés, la tête baissée. Je n’aurais su dire s’il dormait ou non.
— Tu as le sommeil profond, Tom, chuchota Alice d’un air grave. Je t’observe depuis plus d’une heure. N’importe qui d’autre en aurait été alerté.
— Je me réveille à l’heure que j’ai décidée, expliquai-je avec un sourire. Ou si j’ai conscience d’un danger. Mais tu n’es pas un danger, Alice. Tu voulais que je me réveille ? Pourquoi ?
Elle haussa les épaules :
— Je n’arrive pas à dormir. J’avais envie de bavarder, c’est tout.
— Tu n’as rien mangé, ce n’est pas dans tes habitudes. Tu te sens bien ?
— Aussi bien qu’il est possible, répondit-elle tranquillement. Toi non plus, tu n’as pas mangé grand-chose. Ce ne sont pas trois bouchées de vieux fromage qui te mettront de la chair sur les os !
— Nous allons affronter l’obscur, Alice, tu le sais. Mais toi, tu as besoin de forces. Tu n’as rien avalé depuis hier.
— N’y pense plus, Tom. Ce ne sont pas tes affaires.
— Bien sûr que si ! m’insurgeai-je. Je ne voudrais pas que tu tombes malade.
— Si je fais ça, c’est que j’ai une bonne raison. Crois-tu que seuls un épouvanteur et son apprenti sont capables de se passer de nourriture ? J’ai l’intention de jeûner deux jours sur trois, selon les enseignements de Lizzie. Elle aussi avait recours au jeûne quand elle devait renforcer son pouvoir. Cela pourrait être un premier pas pour tenir ce bon vieux Satan en échec.
— Et après, Alice ? Tu emploieras une nouvelle arme de l’obscur ? Fais ça, et tu ne vaudras pas mieux que nos ennemis ! Tu seras une sorcière usant de procédés de sorcière ! Arrête, tant qu’il en est encore temps ! Et cesse de me mêler à ça ! Tu as entendu ce qu’a dit M. Gregory : le Malin serait trop heureux de m’entraîner au cœur de l’obscur !
— Non, Tom, tu es injuste. Je ne suis pas une sorcière et je ne le serai jamais. Je vais me servir de l’obscur, c’est vrai, mais je ne te pousse pas sur cette voie. Je ne fais qu’obéir à ta mère.
— Quoi ? Maman ne t’aurait jamais demandé une chose pareille !
— Tu te trompes lourdement, Tom. « Utilise tous les moyens, m’a-t-elle dit. Tout ce qui sera en mesure de le protéger ! » C’est pourquoi je suis là, pour combattre l’obscur par l’obscur et être sûre que tu survives.
Abasourdi, je ne sus que répliquer. Alice n’était pas une menteuse, de cela j’étais sûr. À voix basse, je repris :
— Quand maman t’a-t-elle demandé ça ?
— À l’époque où j’habitais chez toi, l’an dernier, lorsque nous avons combattu la mère Malkin ensemble. Elle me l’a répété cet été, à Pendle ; elle m’a parlé par l’intermédiaire d’un miroir.
Je fixai Alice, incrédule. Je n’avais eu aucun contact avec maman depuis ce printemps où elle était partie pour la Grèce. Et elle avait communiqué avec Alice !
— Qu’est-ce que ma mère avait de si urgent à te dire, qu’elle ait dû se servir d’un miroir ?
— Je viens de te l’expliquer. Ça s’est passé à Pendle, au moment où les trois conventus de sorcières s’apprêtaient à ouvrir le portail au Diable pour l’introduire dans notre monde. Elle m’a prévenue que tu allais être en grand danger ; et ce temps est arrivé. Je vais devoir te protéger. Je m’y suis préparée de mon mieux, mais ce n’est pas facile.
Jetant un coup d’œil inquiet à l’Épouvanteur, je baissai encore la voix :
— Sois prudente, Alice ! L’idée qu’on ait utilisé un miroir a beaucoup perturbé John Gregory. S’il te plaît, ne lui donne pas le plus petit prétexte pour t’éloigner !…
Elle acquiesça, et nous restâmes un long moment à contempler les braises en silence. Soudain, je sentis le regard de l’ermite sur moi. Nos yeux se rencontrèrent. Il me fixa sans ciller. Pour dissimuler mon embarras, je l’interrogeai :
— Comment avez-vous appris la radiesthésie, monsieur Atkins ?
— Comment un oiseau apprend-il à bâtir son nid ? Une araignée à tisser sa toile ? Je suis né avec ce don, Thomas. Mon père le possédait, et son père avant lui, c’est de famille. Mais ça ne sert pas qu’à trouver de l’eau ou à localiser des disparus. Cela révèle beaucoup de choses sur les gens, sur leurs origines et leur parenté. Veux-tu que je te montre ?
Ne sachant trop à quoi m’attendre, je restai muet. L’ermite s’était déjà levé. Contournant le feu, il sortit sa ficelle de sa poche et y attacha un morceau de cristal qu’il tint au-dessus de ma tête. Le cristal se mit à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre.
— Tu es le rejeton d’une bonne souche, Thomas, ça ne fait pas de doute. Ta mère et tes frères t’aiment. Certains d’entre vous sont séparés, mais vous serez réunis prochainement. Je vois une grande fête de famille, un important rassemblement.
— Ce serait merveilleux, murmurai-je. Ma mère est au loin, et je n’ai pas vu quatre de mes frères depuis plus de trois ans.
Par chance, l’Épouvanteur dormait toujours. Il n’aurait pas aimé entendre Judd Atkins prédire l’avenir. L’ermite s’approcha d’Alice. Elle eut un mouvement de recul quand il suspendit le cristal au-dessus d’elle. Il se mit à tourner, mais dans l’autre sens.
— Cela me navre de te le dire, jeune fille, fit le vieil homme, tu as une mauvaise hérédité, tu es issue d’un clan de sorcières.
— Ce n’est un secret pour personne, bougonna-t-elle.
— Pire encore, tu vas bientôt les retrouver. Il y aura aussi ton père. Il t’aime beaucoup. Tu es sa très chère enfant.
Alice sauta sur ses pieds, les yeux brillant de colère. Elle leva la main, et je crus qu’elle allait griffer le visage de l’ermite :
— Mon père est mort et enterré ! Voilà des années que son corps pourrit dans la terre froide ! Qu’es-tu en train de m’annoncer, vieil homme ? Que je vais le rejoindre ? Ce n’est pas bien de dire des choses pareilles !
Sur ces mots, elle sortit de la grotte. Je voulus m’élancer derrière elle, mais Judd Atkins me retint.
— Laisse-la, Thomas, soupira-t-il tristement. Il ne peut rien y avoir entre vous. As-tu remarqué que le cristal tournait en sens contraire ?
Je fis signe que oui.
— Dans un sens, et dans l’autre. La lumière contre les ténèbres. Le bien contre le mal. Je sais ce que j’ai vu ; je suis désolé, c’est la vérité. Ce n’est pas tout. J’ai surpris une partie de votre conversation. On ne peut accorder sa confiance à quelqu’un qui se prépare à utiliser l’obscur, pour quelque raison que ce soit. L’agneau peut-il côtoyer le loup ? Le lapin se lier avec l’hermine ? Méfie-toi, sinon, elle t’entraînera avec elle. Laisse-la partir et trouve une autre amie. Alice ne peut être ton amie.
Je sortis tout de même, mais elle avait disparu dans l’obscurité. Je l’attendis à l’entrée de la grotte jusqu’à son retour, environ une heure avant l’aube. Elle ne prononça pas un mot et m’écarta quand je voulus m’approcher. Je vis qu’elle avait pleuré.